Musique et propagande à Theresienstadt : entre résistance artistique et manipulation nazie
Le camp de Theresienstadt, également connu sous son nom tchèque Terezín, représente un chapitre particulièrement complexe de l’histoire de la Shoah, où la musique a joué un rôle à la fois salvateur pour les détenus et instrumental dans la propagande nazie. Cette dualité tragique mérite d’être explorée en profondeur pour comprendre comment l’art a pu simultanément servir d’outil de survie et de manipulation.
L’établissement du camp et sa fonction double
Dès novembre 1941, la petite ville de garnison tchèque de Terezín fut transformée en camp de concentration par le régime nazi. Ce lieu allait rapidement devenir à la fois un camp de transit vers les centres d’extermination et un instrument de propagande particulièrement cynique. Surnommé ironiquement ‘Theresien-spa’ dans la machine de propagande nazie, Theresienstadt était présenté comme un lieu de villégiature pour les Juifs, une façade soigneusement construite pour tromper l’opinion internationale.
La réalité était tout autre. Sur les 141 000 prisonniers qui passèrent par Theresienstadt, 90 000 furent déportés vers Treblinka et Auschwitz où ils furent assassinés. Les conditions de vie y étaient aussi terribles que dans d’autres camps : nourriture insuffisante, surpopulation extrême et maladies omniprésentes.
Une concentration exceptionnelle de talents artistiques
Les nazis avaient délibérément choisi de concentrer à Theresienstadt de nombreux artistes, musiciens et intellectuels juifs parmi les plus éminents d’Europe. Comme le rapporte le Times of Israel, les autorités nazies veillaient à ce que ‘les Juifs les plus riches et les plus célèbres du Reich’ soient envoyés à Theresienstadt. Parmi eux figuraient des personnalités comme Leo Baeck, éminent rabbin berlinois, l’artiste néerlandais Joseph Spier, et Alfred Flatow, gymnaste juif ayant représenté l’Allemagne aux premiers Jeux olympiques.
Dans le domaine musical, le camp rassemblait des talents exceptionnels : des élèves et assistants de grands compositeurs comme Janáček, Zemlinsky, Schönberg et Haba. Pavel Haas, ancien élève de Janáček, y développa un langage musical unique mêlant influences juives de sa tradition bohémienne natale et éléments de jazz, créant ainsi un style polymetrique puissant et distinctif.
La vie musicale comme acte de résistance
Malgré les conditions inhumaines, une vie culturelle s’est développée à Theresienstadt, permettant aux détenus de préserver une part de leur dignité. Le premier concert documenté eut lieu en 1941, avec une performance de musique de chambre, bien que des chants communautaires nocturnes dans les baraquements aient existé auparavant.
Les activités culturelles furent progressivement intégrées à l’administration du camp sous l’égide du ‘Freitzeitgestaltung’ (Conseil des activités de temps libre). Cette structure permit l’organisation de concerts, représentations théâtrales, conférences académiques et même événements sportifs.
Rafael Schächter, pianiste et chef d’orchestre roumain déporté à Theresienstadt en 1941, joua un rôle crucial dans cette résistance par l’art. Surnommé Rafi par ses amis, ce musicien qui avait étudié à Prague avant sa déportation, parvint à monter plusieurs représentations du Requiem de Verdi dans le camp. Cette œuvre monumentale, enseignée de mémoire à ses choristes, devint un symbole puissant de résistance spirituelle.
L’instrumentalisation par la propagande nazie
Si les nazis toléraient ces activités artistiques, c’était avant tout pour servir leur propagande. Theresienstadt était présenté comme un ‘cadeau d’Hitler aux Juifs’, une vitrine destinée à tromper la communauté internationale sur le sort réservé aux populations juives.
Le point culminant de cette manipulation eut lieu lors de la visite du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) le 23 juin 1944. Pour cette occasion, les nazis ordonnèrent directement à Schächter de présenter le Requiem de Verdi. Initialement réticent à participer à cette mascarade, le chef d’orchestre finit par accepter, voyant dans cette représentation une opportunité d’adresser un message musical de résistance aux nazis eux-mêmes.
Environ soixante choristes participèrent à cette ultime représentation du Requiem. Tragiquement, quatre mois plus tard, en octobre 1944, la plupart des membres du chœur, Schächter lui-même, et la majorité des principaux musiciens et compositeurs du camp furent déportés à Auschwitz. Beaucoup périrent dans les chambres à gaz, bien que certains choristes aient survécu. Quant à Schächter, il fut transféré dans deux autres camps après Auschwitz avant de mourir lors d’une marche de la mort en mars 1945.
L’héritage musical de Theresienstadt
Les œuvres créées à Theresienstadt constituent aujourd’hui un témoignage exceptionnel du pouvoir de l’art face à la barbarie. Comme l’explique le musicologue David Ludwig, le compositeur Viktor Ullmann, qui écrivait des critiques musicales dans le camp, est devenu ‘notre Virgile, nous ramenant à Terezín grâce à ses critiques’.
Ces compositions, sauvées de la destruction, témoignent non seulement du talent exceptionnel de leurs créateurs, mais aussi des circonstances terribles dans lesquelles elles ont été écrites. Elles représentent un patrimoine culturel unique, à la croisée de l’histoire et de l’art.
La musique comme mémoire vivante
Aujourd’hui, les œuvres des compositeurs de Theresienstadt sont jouées dans le monde entier, perpétuant la mémoire de leurs créateurs et des victimes du camp. Cette musique, née dans les conditions les plus adverses, continue de résonner comme un témoignage de la résilience humaine et de la capacité de l’art à transcender l’horreur.
La dualité de la musique à Theresienstadt – à la fois outil de survie spirituelle pour les détenus et instrument de la propagande nazie – nous rappelle la complexité de cette période sombre de l’histoire. Elle souligne également l’importance de préserver ces témoignages artistiques comme garde-fous contre l’oubli et la manipulation.
L’histoire de Theresienstadt nous enseigne que même dans les circonstances les plus désespérées, l’expression artistique peut constituer un acte de résistance et d’affirmation de l’humanité face à la déshumanisation. C’est peut-être là le message le plus puissant que nous transmettent encore aujourd’hui les musiciens de Terezín.